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Pour un concours, Entretien avec Boris Charmatz par Céline Roux

Au sujet du concours Danse élargie

CÉLINE ROUX – Danse élargie revêt le format d'un concours qui réactive le principe du Concours de Bagnolet, mais quanrante années plus tard. Qu'engage cette éractivation de principe dans le contexte actuel?
Boris Charmatz – Je voulais monter un événement sous le titre « Concours de Bagnolet » ! La manière dominante de se poser la question de l’histoire est de penser aux remontages, reconstructions et « répertorisations » de toutes sortes. L’histoire doit surtout être un levier pour l’action contemporaine. Il reste tout un travail à faire d’observation des protocoles historiques de monstration et de création de l’art. Avec la reprise d’un règlement désuet, comme « sorti des limbes », il me semble que nous pouvons nous pencher sur une sorte d’intouchable des années 1980 en mettant le doigt sur une crise artistique toute contemporaine, qui appelle la danse et les autres arts à diversifier la manière d’envisager la vie d’un théâtre et des institutions culturelles. Avec cette réactivation « de principe », nous pouvons créer une occasion d’art toute moderne, car les mêmes règlements n’engendrent pas les mêmes résultats dans un contexte et un esprit qui se sont déplacés. Alors ce nouveau « concours » est potentiellement une occasion contemporaine d’intervenir sur une sorte de ready-made historique sulfureux.

CR – En quoi Danse élargie réitérerait tout upartie du Concours de Bagnolet?
BC – Le concours de Bagnolet a été un moment important et complexe. J’ai découvert récemment qu’il s’appelait initialement “Ballet pour demain” ! En discutant avec Jaque Chaurand, le créateur de cet évènement, j’ai compris que l’aspect « compétition » ne l’intéressait pas outre mesure, mais qu’il avait provoqué une rencontre qui n’aurait pas existé sans cette égide « électrique » du concours. Il a fait acte de proposition dans un moment qu’il considérait « de crise », où des artistes potentiellement passionnants ne rencontraient ni le public, ni les organisateurs de spectacle. J’ai aujourd’hui un sentiment de sclérose, tout particulièrement en France, et Danse élargie, parmi de nombreuses autres initiatives nécessaires, tente quelque chose.

CR – Le Concours de Bagnolet a-t-il une résonance dans votre parcours?
BC – Bagnolet est un endroit qui m’a souvent intrigué parce que j’étais étudiant en danse, chambérien, provincial et je voyais « de loin » tous les artistes qui ont véritablement « fait » la danse française des années 1980, en passant par Bagnolet, en gagnant un prix ou non... J’ai d’abord entendu des noms de participants au concours comme on lit les cartels d’une exposition, sans en voir les œuvres ! Et ce n’était pas du tout un rapport inintéressant !
J’ai aussi fait partie du concours de Bagnolet au sens où j’y ai présenté la pièce Aatt...enen...tionon. A l’époque, en 1996, on avait beaucoup hésité. Rentrait-on dans ce
format? Est-ce que notre pièce était faite pour les concours? Etions-nous des « chevaux »? On s’était finalement décidé à le passer. Cela s’appelait déjà les Rencontres chorégraphiques internationales de Seine Saint-Denis, sous l’impulsion de Lorrina Niclas, et ce fut l’année où ce concours est devenu autre chose : pour 14 sélectionnés, il y eut 14 prix. Il y avait une sorte d’histoire inévitable avec Bagnolet. Je rattache surtout Bagnolet aux années 1980, même si le concours a été fondé en 1969, et qu’en un sens, il continue sous une forme festivalière. Cette danse dite « des années quatre-vingt », c’est celle qui m’a donné envie de danser et de m’engager dans la bataille de l’art.
Cependant, mon désir n’est pas de réifier ce moment-là, mais de creuser le format du concours. La question des formats me passionne. Comment être initiateur d’événements, de cadres, de formes qui permettent d’autres types de travail collectif ? J’aspire à trouver plusieurs directions qui traversent le chantier réflexif des potentialités d’un musée de la danse.

CR – Au Musée de la danse, vous passez des commanes, vous faites des appels d'offre. Pourquoi vous êtes-vous intéressé à ce format du concours? Comment un artiste s'approprie-t-il ce format?
BC – Dans l’historique du mot « concours », il y a toute l’ambiguïté de ce terme et de ses enjeux : un concours est à la fois un partage, une mise en commun – on prête son concours à quelque chose – et une mise en tension – de rivalités potentielles. Je veux croire qu’un « concours » est avant tout une occasion de partager un espace, une occasion de mise en commun de la scène, plutôt qu’un lieu machinique de sélection et d’élection. Je suis convaincu qu’un concours peut être un lieu de partage collectif plutôt qu’un espace de compétition néolibérale, et que, sous l’égide d’un « concours », on peut changer singulièrement le type de proposition artistique accueilli sur un plateau de tel que celui du Théâtre de la Ville.
De cette antinomie présente dans l’usage du terme lui-même, c’est toute la marge d’interprétation de ce qu’est le phénomène du concours qui m’intéresse. Rappelons-nous, à l’heure de la Star Academy et autres jeux humains marchands, que Sophocle a gagné le Concours de tragédie ou que La Table verte de Kurt Jooss fut une pièce de concours !

CR – La sélection aura lieu à partir d'un réglement. comment celui-ci a-t-il vu le jour? Est-ce en partie une reprise de celui du Concours de Bagnolet?
BC – Nous avons fait le choix d’une forme volontairement désuète, elle participe de cette réflexion sur le format. Je m’aperçois qu’on s’intéresse beaucoup à l’histoire de la danse mais moins à celle des formats. Qu’est-ce que reprendre un format et le confronter à notre époque? Que serait un règlement moderne ? Les propositions peuvent être multiples du moment que cette « règle » des dix minutes maximum pour trois personnes minimum est intégrée comme une donnée contextuelle.
Je voudrais que le plateau du Théâtre de la Ville soit laissé à désirer et je voudrais voir comment il peut être investi.
Avec Danse élargie, nous reprenons une catégorie absurde : un nombre minimum de gens sur le plateau et une durée maximale. Cela définit des paramètres, mais en autorise une multiplicité d’autres. Il est dit « 10 minutes maximum et 3 personnes minimum», mais cela peut être une minute et 40 personnes. Ce n’est pas 10 minutes plutôt qu’une demi-heure ou une heure. Ce n’est pas une pièce qui serait au rabais. C’est prendre le temps à l’envers, mais là encore, c’est une question d’état d’esprit.
Une minute suffit pour faire un flash mob de grande envergure !
On peut proposer un prototype d’oeuvre pour un spectateur à la fois et trouver un moyen de l’exposer dans le cadre de ce règlement... C’est cet horizon qui m’intéresse aujourd’hui. Face à cette proposition, je pense qu’il y a des personnes qui se sentent concernées mais qu’il y en a aussi beaucoup qui ne se sentent pas concernées directement. C’est à nous d’aller les chercher ! Nous profitons de Danse élargie pour aller vers...

CR – L’appel est très ouvert, aussi bien vers les professionnels que les amateurs, aussi bien vers le champ chorégraphique que celui des arts vosuels ou architecturaux par exemple. On pourrait y voir une forme de démagogie ou une forme de démoncratisation pervertie. En d'autres termes, à trop ouvrir, quel espace propose-t-on?
BC – Je ne suis pas sûr que cela fonctionne instantanément ! Aujourd’hui, je ne connais pas de plasticien qui se dise « artiste professionnel ». Bernard Heidsieck – un des poètes sonores que j’aime beaucoup – a été banquier toute sa vie. Aujourd’hui, une vieille idée de la danse encore véhiculée éloigne le professionnel de l’amateur. Et sans vouloir être racoleur, je ne me voyais pas faire une différenciation de « label professionnel » ou décréter une barrière d’âge par exemple... Beaucoup de danseurs professionnels ne gagnent pas leur vie avec la danse. Que veut dire, dans notre contexte, « danseur de métier » ? Rien n’empêche de défendre les conditions de travail des danseurs professionnels et de regarder la performance d’Absalon dans la vidéo bataille comme un mouvement qui a bien des choses à apprendre à des danseurs dits « de métier ». Effectivement, le projet ne s’adresse pas qu’aux « professionnels », ni même qu’aux « jeunes artistes ». Alors, est-ce que c’est démagogique ? Aujourd’hui, c’est peut-être aussi que ma génération travaille autrement la question. L’art est sur YouTube, sur UbuWeb, sur Facebook... Les clips de danse les plus vus sont parfois faits par des amateurs... Je ne vénère pas ce type de travail ou le format de YouTube, mais c’est juste pour dire que je serais bien mal placé pour fixer la limite de ce qui est imaginable pour ce plateau du Théâtre de la Ville...
Ce concours est l’occasion de monter des prototypes, des projets potentiels, aussi bien que des spectacles à part entière qui s’empareraient avec fougue du plateau. Une chose est sûre : ce projet, dans son essence, est proche de l’art conceptuel, qui peut s’activer avec des œuvres réalisées, décrites, non réalisées, réalisées par d’autres. Aucun cadre ne répond à la liberté de l’art, par définition. Et alors ? Ecole, musée, concours... J’aimerais habiter autrement et
collectivement ces espaces symboliques controversés.

CR – En quoi cette ouverture de champ et le réglement imposé peuvent-ils faire de Danse élargie un catalysuer de création?
BC - Je pense aujourd’hui qu’il y a une pression sur le « marché » qui fait que les pièces de 10 minutes n’existent pas. Depuis les années 1980 et la Nouvelle danse française, ce qui est devenu le format, c’est la danse d’auteur d’une heure. On a oublié les soirées de danse, composées de plusieurs pièces, contrairement par exemple aux Etats-Unis où c’est monnaie courante.
Danse élargie est le lieu d’un jury d’artistes. On gagne des prix, mais on ne gagne pas une tournée ou la prochaine production du Musée de la danse ou du Théâtre de la Ville. Danse élargie a une valeur en soi.
Pour le geste, au présent, avec ou sans prix. L’association Edna a fait une compétition de films à la Ménagerie de verre, à partir du constat que peu d’espaces étaient ouverts aux films de danse au-delà de Vidéodanse-Beaubourg. Ce concours ne validait pas des choses existantes, mais suscitait un élan assez unique vers la création. Cela nous a vraiment donné l’idée de continuer avec le Musée de la danse, à trouver des formes – qui s’appellent concours, compétition etc – qui soient des manières d’élargir le champ des fonctionnements de notre art contemporain.

CR - Dans le paysage français, culturellement marqué par ces questions de concours, de compétition, mais aussi d'évaluation, comment envisagez-vous cette dernière à l'endroit de Danse élargie?
BC – Sur la question de l’évaluation, Danse élargie met des artistes face à d’autres artistes qui constituent un jury. Je crois profondément à l’argumentation et aux échanges qui font naître des valeurs ponctuelles et spécifiques, plus qu’à l’énoncé de critères qui seraient indépassables pour notre modernité. Dans le champ artistique, j’ai le sentiment que le critère objectif est submergé par le goût subjectif, et qu’il vaut mieux argumenter à partir de cette subjectivité pour la mettre en débat avec de potentiels critères qui ne sont alors choisis que ponctuellement.

CR - Danse élargie est un projet événementiel qui s'inscrit dans la réflexion plus large du Musée de la danse. Comment cela s'articule-t-il pour vous?
BC – Le projet du Musée de la danse tente, à sa manière, de générer des cadres de travail spécifiques, dont le concours n’est qu’une facette. Pour trois ans, nous lançons un chantier réflexif et actif sur la question d’un musée de la danse aujourd’hui.
Danse élargie fait simplement partie du paysage polémique et contrasté qui se dessine. L’idée de danse élargie anime le musée bien au-delà de toute idée de concours : le concept et les pratiques de danse doivent être élargis à l’art conceptuel, à toutes les problématiques féministes, postféministes, coloniales, postcoloniales, aux politiques actuelles des mouvements migratoires... Et c’est aussi une pensée de la danse élargie à tous les média. Pour moi, c’est cela la danse élargie. C’est une largeur de vue à la fois médiumnique, historique et conceptuelle.
Par rapport au Musée de la danse, ce concours répond aussi à une idée d’ouverture, comme les commandes et les appels d’offre, les laboratoires de réflexion. La commande peut être la pire chose pour un artiste et elle ne doit pas être un mode dominant. Cependant, elle peut être un bon levier pour faire des choses que ni les uns ni les autres ne feraient. Pour le concours, c’est la même chose ! Ce levier fonctionne pour moi parce que nous activons en parallèle Expo zéro, un groupe de réflexion sur une exposition vide d’objet qui est l’opposé de toute compétition. Je me retrouve dans une sorte d’équilibre de gestes presque opposés les uns aux autres... Faire des courts-circuits entre les pratiques me semble nécessaire. L’idée du concours n’est pas un antilaboratoire, parce que c’est aussi un laboratoire d’un autre format : pour le public, pour les participants, pour le jury et les organisateurs.

Entretien du 31 mars 2010.

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