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Journal Rebutoh par Gilles Amalvi

ou comment se débarrasser des voix (à l’aide d’autres voix)

Journal tenu par Gilles Amalvi lors de Rebutoh - édition 2009

Lundi : des images dans la tête
C’est la tête déjà pleine des phrases cabossées d’Hijikata – défrichées avec les élèves de l’école du TNB – que je me rends à la projection de Hosotan. Patrick De Vos introduit le film – document rare, car seule pièce d’Hijikata intégralement filmée. Œuvre de maturité, cette Histoire de petite vérole – premier volet de la série Vingt-sept soirs pour quatre saisons – lance la semaine rebutoh.
La projection commence. L’image est brumeuse, on distingue mal les corps qui s’agitent dans l’ombre et peinent à s’en extraire. Quand ils apparaissent, c’est tout tâchés encore de cette obscurité sale. On pense à la phrase de Boris Charmatz : « Rebutant sera le butoh nouveau ». Aussi bien dans la vision que dans le déchiffrement des corps, on bute sur les résistances qu’oppose cette danse – oscillant entre moments de replis, de suspension, de violence. C’est ça, « les épaves de l’époque » : le carnaval lugubre de notre modernité, qui entraîne des pans entiers de culture européenne – citations de Mary Wigman, de Nijinsky, d’Artaud – rend folles les ritournelles classiques, tout en opérant un profond bouleversement des codes de la tradition japonaise. Surgissent des moments saisissants, où le corps de Hijikata recouvre le sol comme une flaque de néant, évoluant en animal, sorcière lubrique, enfant, clochard, tapis de feuilles mortes. Corps-femme, corps-fleur, corps-égout, déchet, corps-animal, humus. Corps-cauchemar. Le butoh, danse conçue dans le refus des fixations semble porteuse de tous les devenirs.
« Les viscères se font peau, et la peau viscères », écrit Hijikata. Ce point de réversibilité est l’un des nœuds de rebutoh – ré-interprétation de la part de résistance qu’une œuvre et sa descendance adressent à l’histoire. Car « cette inversion interminable du dedans et du dehors » concerne le corps lui-même mais aussi l’ensemble des affects qui le parcourent, la manière de le voir et de l’interpréter. A travers Hijikata – ses textes et sa danse – c’est notre regard qui est soumis à ce renversement, à cette indistinction. Le rire à l’intérieur de l’effroi, la mélancolie qui engendre la grâce.

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Samedi : re-re-re-rebutoh
La soirée Rebutoh, qui clôturait cette semaine proposait trois nouvelles entrées dans le matériau-butoh : par la dérive et le décalage (Yves-Noël Genod), l’Histoire et le ralenti (Latifa Laâbissi), la mémoire singulière et la transmission (Xavier Le Roy).
Ce dernier proposait au public de partager une traversée de quelques mois avec une idée : réaliser une danse butoh en deux heures. L’idée lancée par Boris Charmatz, Xavier Le Roy se met en quête : de temps, de souvenirs, de lectures. Il nous livre un parcours reliant deux points : une première improvisation, en silence – un butoh de membres, de doigts et de bouche, où son corps donne l’impression de s’ingurgiter et de se déglutir ; et la même improvisation, à la fin, accompagnée de musique. Entre les deux, le trajet : avec la mémoire lointaine de spectacles vus – Shankai Juku, Kazuo Ohno, Min Tanaka. Il interrompt le cours de sa conférence et nous montre, nous montre, très simplement, un extrait de Kazuo Ohno, 82 ans. Et reprend : les lectures dans l’avion entre deux tournées, les techniques d’entraînement, les questions posées aux personnes croisées. Un stage en Thaïlande. Mais au fait, c’est quoi, le butoh ? On peut regarder sur internet. Il y a des vidéos. Il nous les montre. Et on le voit se promener avec une idée, la laisser évoluer, la regarder
prendre forme ; il a presque l’air étonné, à la fin, d’être là, avec son impro-butoh. Alors il la refait – sans être nu dit- il, même s’il y a pensé, sans être peint en blanc, sans danser dans le noir parce que le butoh serait la danse des ténèbres.
Le butoh serait. Le butoh sera. Rebutant.
Ce soir, avec Xavier Le Roy, le butoh est, simplement, et inlassablement pour débutant. Une mise à jour de ces « vieilles images mentales » comme les appelle Hijikata, qui apaise les fantômes, leur redonne une place au présent ; car ils se faufilent, les fantômes, dans le corps de Xavier Le Roy dansant Kazuo Ohno, entre les vidéos que véhicule internet, ils sont dans les aéroports, quand on transporte avec soi son idée. Et les voix, la « clochette à vent qui sonne dans la tête », et le « nu gémissant devant le gouffre de l’enfer » – là aussi, dans les bruits de gorge et les raclements de glotte de son butoh – mais contenues, quand il revient s’asseoir devant l’ordinateur, et demande : est-ce que vous pouvez rallumer la lumière s’il vous plaît ? « De qui les danseurs butô sont-ils les ancêtres ? » demandait Hijikata, s’adressant au futur. De nous, aujourd’hui, répond le Musée de la danse, au présent.

Gilles Amalvi (extrait du texte)

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