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« Ceci n'est pas une rétrospective de Xavier Le Roy » par Gilles Amalvi

Avant de pénétrer dans « Rétrospective » par Xavier Le Roy, quelques faits méritent d'être rappelés.

Avant de pénétrer dans « Rétrospective » par Xavier Le Roy, quelques faits méritent d'être rappelés. Premièrement : « Rétrospective » par Xavier Le Roy est la deuxième exposition monographique présentée par le Musée de la danse, après Jérôme Bel en 3 sec. 30 sec. 3 min. 30 min. 3 h. - consacrée, comme son nom l'indique, au chorégraphe Jérôme Bel. Deuxièmement : « Rétrospective » est, à ma connaissance, la première exposition invitée par le Musée de la danse ; c'est-à-dire la première qui n'ait pas été directement produite, conçue et réalisée par le Musée de la danse lui-même. À l'origine, « Rétrospective » vient d'une proposition de la fondation Tàpiès. Elle a été conçue par Xavier Le Roy dans le contexte spécifique de ce lieu. Troisièmement : il s'agit de la deuxième invitation de Xavier Le Roy au Musée de la danse, après la création proposée lors de la soirée Rebutoh - un parcours subjectif avec l'idée de Butoh, tramé de souvenirs, de vidéos, de lectures et d'extraits dansés.

Ces quelques points, soulèvent déjà des questions intéressantes - sur « Rétrospective », et sur le Musée de la danse. Commençons par la monographie : que représente ce format d'exposition dans l'espace muséal ? Et est-ce un hasard si les deux premiers chorégraphes auxquels le Musée de la danse a choisi de consacrer une monographie sont Jérôme Bel et Xavier Le Roy ? De mémoire, Boris Charmatz m'avait ainsi expliqué l'enjeu de l'exposition Jérôme Bel : suspendre le mouvement infini d'auto-réflexion du Musée de la danse (à chaque exposition, une nouvelle version du concept), et adopter un format plus « traditionnel » qui l'institue comme musée à part entière. Au contraire de projets comme expo zéro ou brouillon - mélangeant les cadres, superposant les approches performatives, narratives, scénographiques et défaisant le statut des oeuvres par des actions et des discours - il n'y a pas de paradoxe apparent pour un « Musée de la danse » à faire une « exposition » sur un « chorégraphe ». Seulement voilà : la monographie est le format de la sacralisation par excellence. Comment faire une exposition consacrée à un chorégraphe sans le consacrer ? On pourrait répondre qu'une oeuvre désacralisante - comme le sont celles de Jérôme Bel et Xavier Le Roy - se prête assez mal à la sacralisation. Rien n'est moins sûr (il n'est qu'à voir des expositions DADA ou Fluxus aujourd'hui pour s'en convaincre). Un élément de réponse serait plutôt à trouver dans les titres : Jérôme Bel en 3 sec. 30 sec. 3 min. 30 min. 3 h., et « Rétrospective » par Xavier Le Roy. Afin d'empêcher les phénomènes de cristallisation et de totalisation propres à la monographie, Boris Charmatz et Jérôme Bel avaient choisi de d'opérer une découpe temporelle dans l'oeuvre et d'en prélever des échantillons, par média : une photo, un texte, un extrait vidéo, un film, un site internet. Formellement, il s'agissait bien d'une exposition, mais structurellement, le format monographique se trouvait découpé de l'intérieur, pour aboutir à une sorte de « totalité partielle ». Dans le cas de « Rétrospective », la substitution de « de » par « par », et l'utilisation des guillemets font du projet une rétrospective (générique), dont Xavier Le Roy serait l'auteur, sans forcément en être l'objet ; le format « rétrospective » se retrouve isolé de l'artiste référent censé garantir sa validité, pour devenir une nouvelle pièce de Xavier Le Roy : une « rétro-prospective », en quelque sorte, partant de Xavier Le Roy pour se projeter dans l'inconnu. La rétrospective de personne (et de chacun).

Voilà qui nous donne déjà quelques clés pour répondre à la deuxième question : pourquoi ces chorégraphes ? La trajectoire de leurs oeuvres et les coordonnées de leurs recherches ne cessent de recouper celles énoncées par le Musée de la danse à sa création. Citons, entre autres : (1) la place du discours, (2) l'explicitation des conditions de la représentation, (3) la question de l'objet, (4) la production de formats, (5) les relations entre histoire, archive et subjectivation, (6) ou entre public, travail et processus de création. A cela, de nombreux exemples : si l'on compare la série de portraits lancée par Jérôme Bel avec Véronique Doisneau, consacrée à des danseurs issus de formations et de styles différents - et « Rétrospective », que constate-t-on ? Dans un cas, un chorégraphe se saisit du matériau d'une vie et d'un travail, et en propose un montage pour la scène ; dans l'autre, un chorégraphe invite des danseurs à se saisir du matériau d'une œuvre - la sienne - et à en proposer un montage dans un musée. Un projet de Xavier Le Roy, E.X.T.E.N.S.I.O.N.S, mené entre 1999 et 2001, cristallise la plupart des points évoqués. Cette recherche de nouveaux modes de travail et de production « réunissait une vingtaine d'artistes et/ou théoriciens à participer à des évènements publics qui prenaient place dans des gymnases, 35 heures par semaine ». Bocal, école nomade et provisoire lancée par Boris Charmatz en 2002, ou encore expo zéro partagent avec le « chorégraphique » tel que le conçoit Xavier Le Roy un même usage de la « danse » comme passe-partout, permettant d'ouvrir le travail des corps à ses conditions sociologiques, économiques ou perceptives. Dans tous ces cas, la frontière entre répétition, production, espace de réflexion, d'exposition ou de représentation se défait et se recompose au gré des nominations (processus de travail, école ou exposition). Dans cette optique, les expériences menées par Jérôme Bel et Xavier Le Roy forment les « conditions de possibilité » d'une institution comme le Musée de la danse ; le « terreau » théorique et pratique sur lequel il s'aventure d'exposition en exposition. D'où l'on peut déduire que Jérôme Bel et Xavier Le Roy sont Musée de la danse.

Deuxième point : la production d'expositions - contenant chacune en germe une nouvelle définition de l'institution - constitue l'une des particularités de ce « musée en action ». C'est même cette dynamique qui « formalise » le musée en tant quel, et le distingue, d'un côté, d'un centre chorégraphique aux missions préétablies, et de l'autre, de projets temporaires comme E.X.T.E.N.S.I.O.N.S ou Bocal. En accueillant une exposition produite dans un autre contexte, qu'advient-il de cette dynamique performative (« je ne suis que ce que je fais ») ? Le musée de la danse devient-il un « vrai » musée, c'est-à-dire un simple espace physique accueillant un objet « clés en main » ? « Rétrospective » par Xavier Le Roy, si elle est bien une exposition, repose, d'une part, sur les danseurs chargés d'interpréter et de s'approprier le matériau chorégraphique, et d'autre part, sur le parcours « composé » par chaque visiteur. Le musée, dans ce contexte, devient le projet - confrontant son espace (physique, symbolique et théorique) à une forme capable, à son tour d'en donner une autre interprétation : c'est « Le Musée mis à nu par ses expositions, même ». D'où l'on peut déduire que pendant le temps de l'exposition, le Musée de la danse sera « Rétrospective ».

Troisième point : le projet proposé par Xavier Le Roy lors de Rebutoh était déjà, si l'on y pense, une « Rétrospective ». Seul sur scène, il dérivait avec des matériaux-Butoh - livres, vidéos, souvenirs - produisant à partir d'eux une « Rétrospective (du Butoh) par Xavier Le Roy ». Tous ces temps - celui de la mémoire, des notes, de l'élaboration - se trouvaient ramassés dans le format de la pièce. La différence entre exposition et spectacle tient, au fond, à la manière dont est modifiée ou redéployée la dimension temporelle : « étrangler le temps », dans le cas de la Préfiguration du Musée de la danse - sous forme d'une nuit de performances au ralenti. Le fractionner, dans Jérôme Bel en 3 sec. 30 sec. 3 min. 30 min. 3 h. « Utiliser, consommer ou produire du temps » dans « Rétrospective » par Xavier Le Roy, où les salles sont investies pendant 6h par des danseurs au travail, et où chaque spectateur est invité à élaborer une rétrospective selon sa propre perspective.

Rebutoh, trospective : entre danse et musée, tout est affaire de reprise, de réappropriation, de dédoublement, de fantômes : les enfermer dans des photos ou leur donner des salles à hanter, des dates à égrener, des noms à recouvrir. Lors des discussions ayant précédé expo zéro, Boris Charmatz avait émis l'idée que tous les chorégraphes puissent - après accord de leur part - devenir des œuvres du Musée de la danse. Il semblerait qu'avec « Rétrospective » par Xavier Le Roy, le problème se complique quelque peu. Xavier Le Roy fait peut-être partie du Musée de la danse, mais le Musée de la danse fait désormais partie de « Rétrospective » par Xavier Le Roy. De par ses enjeux, son mode de production, sa gestion du temps et de l'espace, l'implication directe du public et des danseurs dans son activation, et la notion d'œuvre ouverte qu'il suppose, « Rétrospective » par Xavier Le Roy, est bien un « Musée de la danse » par Xavier Le Roy. Mais sachant que Xavier Le Roy est (aussi) une pièce de Jérôme Bel, peut-être faudrait-il plutôt dire « Musée de la danse » par Xavier Le Roy de Jérôme Bel ?

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