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héliogravures par Gilles Amalvi

« Appliquer aux œuvres un autre « système de connexion », les brancher sur d'autres intensités, d'autres procédures formelles, leur attribuer un mode de visibilité qui en décale le commentaire – ce pourrait être une (autre) définition du Musée de la danse. »

Changer de gare de triage
Des nuées désordonnées de personnages anonymes, figures schématiques capturées dans les circuits d’un système clos – silhouettes mues par des flèches, des lignes – positionnées dans les grilles d’un réseau infini. Les Héliogravures de León Ferrari nous confrontent à un univers angoissant, fonctionnalisé jusqu’à l’absurde. Ses figures errantes forment des « vanités » : le revers allégorique de ces dessins d’urbanisme, qui présentent du réel une version aseptisée.». Derrière le rêve moderniste d’un bonheur standard, León Ferrari révèle un cauchemar kafkaïen. Douées d’une singulière polysémie, abstractions ultra-réalistes porteuses de sens multiples, ces œuvres se prêtent tout naturellement à la relecture, au « déplacement des activités créatrices ». Comme l’explique Henri Michaux à propos du passage de l’écriture à la peinture : « Le déplacement des activités créatrices est un des plus étranges voyages en soi qu’on puisse faire. Étrange décongestion, mise en sommeil d’une partie de la tête, la parlante, l’écrivante (partie, non, système de connexion plutôt). On change de gare de triage »[1]. Appliquer aux oeuvres un autre « système de connexion », les brancher sur d’autres intensités, d’autres procédures formelles, leur attribuer un mode de visibilité qui en décale le commentaire – ce pourrait être une (autre) définition du Musée de la danse. Des dessins forment des arborescences. Des corps circulent, se croisent, dévient. Les lectures bifurquent : le musée comme gare de triage. Accrochées dans les couloirs du 38 rue Saint-Melaine, ces gravures mettant en jeu un corps ayant perdu toutes coordonnées subjectives, acquéraient un double statut : estampes à regarder et propositions à activer. Leur inquiétante neutralité formait un contrepoint aux collages d’actualités de León Ferrari, visibles à l’école des Beaux-Arts – greffes de gravures anciennes et de photographies de presse, mettant en perspective les crimes de la dictature argentine et l’enfer chrétien, l’inquisition, la torture. Pour passer du Musée de la danse à l’école des Beaux-Arts, de la contemplation topologique à la rage dénonciatrice – il suffisait de traverser un jardin. « Jardin aux sentiers qui bifurquent » ? D’un lieu à l’autre s’établissait un lien – entre inscription historique et angoisse métaphysique, arts plastiques et arts vivants – par où se glissaient des possibilités de ré-interprétation, des modifications d’aiguillage... Prolongeant ces ramifications, le Musée de la danse a proposé au chorégraphe Julien Jeanne – lui-même à la frontière de plusieurs territoires, installation, performance, pédagogie – d’activer ces partitions. Julien Jeanne s’en est saisi pour concevoir une série de 5 performances, permettant d’en déplier plusieurs dimensions : l’oppressante neutralité, l’organisation à la fois rationnelle et délirante de l’espace, l’annulation des différences, des dimensions, la disparition d’une orientation. Ces principes ont guidé l’élaboration du travail, sous forme d’ateliers conçus semaine après semaine avec 12 amateurs. Un principe, un temps, une performance. Apprentissage, partage, mise en circulation – et action. Une suite d’axiomes, fabriquant des gestes, ponctués par des rendez-vous. Une mise en relais inédite d’événements scéniques, offrant la possibilité, de revoir, de déchiffrer autrement les œuvres.

Dessiner-danser / Danser-dessiner
La première performance de Julien Jeanne posait un décor servant de point d’origine, dont certains éléments rappelaient la grande frise de León Ferrari exposée dans la salle – un labyrinthe où les figurations d’espace (tables, couloirs, w.c., urinoirs) sont parcourues de petits personnages identiques, avec l’éclosion çà et là de formes organiques ou végétales – systèmes nerveux, racines, nervures... Dans ce solo, les objets constituant le décor – une pile de feuilles, un arbre, des toilettes, des rouleaux de scotch – évoquaient un quotidien rendu à son inquiétante étrangeté. Une « vie mode d’emploi » sans mémoire ni récit, un univers carcéral blanc, habité par une unique figure immobile. Les performances suivantes multipliaient ce corps désorienté par 12. Partant chacune d’un principe de composition, le déclinant, l’étirant, elles saturaient progressivement l’espace des mêmes gestes et des mêmes figures – jusqu’à l’épuisement. Des échos apparaissaient de l’une à l’autre, des images insistaient, comme celle de l'étendu, du gisant - point mort de ces figures en constante circulation. Le tissu sonore - conçu par Damien Marchal à partir de bruits de scanners - revenait lui aussi d'une performance à l'autre, comme un bourdon sans fin : le bruit oppressant de la reproduction des images.En correspondance avec l'uniformisation des déplacements, des postures, des mouvements révélés par les Héliogravures (qui renvoient peut-être à l'utopie eugéniste de la Cité du soleil décrite par Campanella), chacune de ces performances exposait un individu uniformisé, un « homme unidimensionnel » en proie à des tâches répétitives - avec le sommeil (ou la mort) comme unique point de fuite. Le principe d'attente, de suspens que créait cet enchaînement continu - que nulle action divergente ne venait interrompre - plaçait le public dans une attitude quasi contemplative. Aucun développement auquel s'accrocher, aucune rupture : les corps accomplissaient leurs fonctions, se résorbant dans le système qui les animaient. Le son et la lumière scandaient ces gestes par des moments de rupture - un flash soudain, un black-out, le son du scanner qui se réinitialise - mais ces ruptures, comme de faux indices, restaient indépendantes de l'action. Imperturbables, les corps poursuivaient leur étrange procession.Dans ce dispositif à la frontière de l'installation et de la chorégraphie, les spectateurs étaient libres d'errer dans l'espace, de changer de point de vue, de chercher un angle révélant un sens, ou de supposer un indice sur la frise de León Ferrari, permettant d'interpréter l'ensemble. Mais comme en un étrange miroir, ils étaient renvoyés à la pure circulation de ces personnages de chair et de papier - figurines équivoques de notre condition.Avec le cycle Héliogravures la « valeur d'exposition » que porte une création - qu'elle soit picturale, textuelle, ou performative - se trouvait mise en lumière : l'interprétation réciproque qui s'instaure entre l'œuvre, le lieu qui la montre et les interprètes qui s'en emparent. Le Centre chorégraphique exposant une œuvre qui l'exposait. Un chorégraphe invité surexposant à son tour l'exposition. S'exposer au pluriel.
Pour la première fois, le Musée de la danse s'est vu interprété comme « musée », accueillant des objets - mais sans pour autant cesser de fonctionner comme « prisme » : sans cesser d'entrecroiser performances, ateliers, objets artistiques, et discours sur leur tressage.

[1.] Henri Michaux : Peindre, dans Passages.

Gilles Amalvi

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