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expo zéro par Gilles Amalvi

Retour sur une semaine passée à écouter et à voir s'élaborer expo zéro - à noter les discussions, les propositions, les polémiques. Retour nécessairement lacunaire, auquel manqueront des liens, des raccords. Les silences, les gestes esquissés, les livres feuilletés, les idées abandonnées. Une vaste archive enfouie, dont certains feuillets se sont retrouvés dans le texte vivant qu'expo zéro a écrit.

Dits et faits
Après la Préfiguration, expo zéro marque une nouvelle étape dans l'élaboration d'un projet qui prend le temps : le temps d'apparaître et de se demander ce qu'il pourrait être. Préfiguration, expo zéro : chacun de ces événements recouvre un énoncé performatif, un dire, un faire, et un comment-le-faire simultanés ; les premiers gestes du Musée de la danse - qui sont en même temps réflexion sur ses conditions de possibilité. Si le Musée de la danse est une opération qui s'actualise à chacune de ses manifestations, expo zéro serait sa mise au point. La pose d'un cadre autour d'un territoire potentiel. Pour effectuer cette mise au point, Boris Charmatz a réuni plusieurs participants venus de champs hétérogènes, dont la pratique touche aux termes « musée » et « danse » - artiste, danseur, chorégraphe, critique d'art ou archiviste - et les a invités à se poser la question : « que serait le Musée de la danse pour vous ; comment l'activer ? ». En cherchant à s'y relier, à s'en saisir, à le remplir de projets, de lignes divergentes et de plans (sur la comète), chaque participant a généré son musée subjectif de la danse, en même temps qu'une idée collective de ce qu'il pourrait être. Une première constellation s'est déployée au Garage, qui s'est élargie avec la version présentée au LiFE de Saint-Nazaire les 3 et 4 octobre 2009, et celle de Flying Circus Project, Singapour, les 7 et 8 novembre 2009. Partie d'une simple liste de noms (Boris Charmatz, Raphaëlle Delaunay, Vincent Dunoyer, Anne Juren, Faustin Linyekula, Tim Etchells, Janez Janša, Georg Schöllhammer, Sylvie Mokhtari, Nathalie Boulouch) expo zéro s'est construite pendant les cinq jours qui ont précédé l'ouverture au public. Décrire ce temps d'élaboration, ce serait donner à voir « les expo zéro que vous n'avez pas vues », les scènes coupées au montage. Mais aussi la genèse des propositions qui s'y sont croisées et enchevêtrées. Ou encore : un événement à part entière, un moment de fondation, qui au-delà de l'événement expo zéro, continuera à nourrir les propositions futures du Musée de la danse. Ce temps d'élaboration a été inauguré par des présentations : présentation des noms, des activités, des champs de réflexion de chaque participant. Pendant la semaine, chacun reviendra à ce moment de présentation comme à un point d'origine - aux problématiques qui ont commencé à se nouer, à se rencontrer. Avec l'idée qu'expo zéro pourrait n'être que cela : une présentation, sous des formes allant de la danse à l'énumération, du chant à la déambulation. Une présentation sans représentation, et sans objets pour la soutenir, qui laisserait affluer tous les croisements d'espace, de disciplines, de territoires, de questions qui se sont déposés pendant la première journée. C'est à partir de là qu'a pu s'opérer la mise en réseau des questions, et leur production dans l'espace : comment rendre visible le trajet d'un danseur avec les gestes des chorégraphes pour lesquels il a dansé, les mémoires déposées dans son corps ? comment faire résonner des voix dans les salles vides du Garage ? énoncer l'archive sur un terrain vierge ? comment faire entendre le point de vue du critique avec celui de l'artiste ? dans quels espaces, avec quelle dramaturgie ? ensemble ou séparés ? en produisant une fiction générale, ou une série de micros-récits ? en conservant les espaces vides, ou en laissant les traces, les inscriptions de ces journées de réflexion ? et comment raconter tous les musées de la danse qui se sont inventés autour de la table, faire entrer clandestinement ceux qui n'y ont pas trouvé leur place ? C'est sans doute cette mise en jeu plurielle, ce « saut dans le vide », en dehors des cadres habituels du spectacle, qui a donné à expo zéro son caractère ouvert, évolutif, balbutiant parfois, changeant toujours. Deux fois huit heures de propositions parlées, chantées, chuchotées, dansées, marchées, déclenchées parfois par la présence d'une personne, par une question, évoluant en fonction des réactions d'un groupe de spectateurs ; ou au contraire se faisant dans l'ombre, discrètement ; un mouvement qu'un seul regard aura remarqué, une voix qu'une oreille aura entendu - ou peut-être aucune. Deux fois huit heures : la création d'une manifestation à la géographie mouvante, que nulle carte ne pourrait exactement décrire. Car il y aurait autant de versions d'expo zéro à raconter qu'il y a eu de spectateurs.

Des versions
En entrant dans le hall du Garage, on pouvait entendre des voix venant du couloir. C'était peut-être le critique d'art Georg Schöllhammer, adossé au mur, mettant en perspective les idées, les projets débattus - opérant des croisements historiques entre performances artistiques, chorégraphiques, expositions novatrices ou principes muséaux. Ou bien Boris Charmatz, les yeux fermés, racontant pendant plusieurs heures le déroulement de la semaine, les événements de la veille, les idées échangées, ses propres utopies - se laissant porter au gré des associations. Ou encore Janez Janša et Tim Etchells, assis face à face, cataloguant des exemples de musées impossibles ou improbables (par exemple un musée où les visiteurs ne se déplaceraient pas, mais seraient déplacés ; un musée où ils seraient obligés de porter des bottes de scaphandrier...). C'était peut-être la voix de Faustin Linyekula racontant son histoire, ou chantant les yeux fermés. Dans ce même couloir, j'ai écrit et lu des extraits du texte que je suis en train d'écrire. Sas de mots, de listes, de projections imaginaires, lieu de passage ou de transition, le couloir avait une place charnière au cœur du dispositif d'expo zéro. On pouvait y passer, y repasser, s'y asseoir, s'y attarder. Il pouvait fonctionner comme un long commentaire, une conférence, la prolongation du temps d'élaboration, un poème polyphonique mono ou stéréo... En le continuant jusqu'au bout, puis en tournant à gauche, on pouvait pénétrer dans la salle que Raphaëlle Delaunay a occupée pendant deux jours. Seule sur ce plateau noir transformé en studio de travail, elle enchaînait des séquences dansées, parfois s'interrompait, faisait des étirements, reprenait par des pointes, un extrait de Pina Bausch, des fragments de moonwalk... Icône muette, dansant à contrejour, ou figure proche, invitant les spectateurs à reprendre avec elle certains mouvements ; corps tendu, tout à l'intensité de son geste, ou silhouette fatiguée, presque en retrait - sa présence au centre du Garage éclairait le travail du danseur. Au-delà des discours, des oeuvres projetées, des reconstitutions, des détournements, s'immisçait ainsi dans le Musée de la danse la dimension de production : le temps de l'apprentissage, de la répétition, de l'épuisement. Et l'interprète - les chemins de sa singularité. Sans doute, expo zéro ne pouvait exister qu'à rendre visible ses moins-un, les dépôts successifs, les fantômes de l'interprète : la danse classique (comme ces pointes, trace de la formation de Raphaëlle Delaunay au Ballet de l'Opéra de Paris), les « grands noms » de la danse contemporaine (comme Pina Bausch, pour laquelle elle a dansé plusieurs années), la danse pop (Michael Jackson, un autre spectre). Alors qu'autour d'elle les propositions circulaient, changeaient de lieu - donnant parfois l'impression que les participants étaient dotés du don d'ubiquité - son espace constituait un pivot, un espace de repos, où le public pouvait choisir de s'arrêter comme pour regarder un spectacle, ou simplement passer. Au début du couloir, on pouvait aussi tourner à droite. Là, dans un grand studio Janez Janša a présenté plusieurs versions de « contact dance improvisation », invitant le public à suivre ses instructions pour réaliser une « contact dance improvisation » communiste, ou une « contact dance improvisation » néo-libérale. Cet artiste multiple - renommé du nom d'un ancien premier ministre slovène - a joué avec humour des liens hybrides entre acte performatif et politique. Mais on aurait également pu l'entendre dans un autre studio, au fond du Garage. Là, assis dans le noir, muni d'une télécommande, il ouvrait et fermait trois grands volets amovibles, laissant affluer la lumière, créant l'obscurité. S'agissait-il d'une série de monochromes noirs, de paysages, ou d'une symphonie pour volets télécommandés ? Instaurant un battement entre dedans et dehors, faisant et défaisant le cadre de son exposition, il a commencé à réciter une lettre : « dear friend... ». Une lettre parlant de sa situation dans l'espace, réfléchissant à la différence entre l'art et la réalité (« art has nothing to do with reality »), ou à la manière dont les musées cherchent à suppléer à l'œuvre, en créant artificiellement autour d'elle les conditions d'une expérience. Le même Janez Janša que l'on pouvait entendre, assis, réfléchir aux implications théoriques de son acte, on aurait pu l'entendre parler, mais cette fois-ci marchant en cercle autour du studio jusqu'à l'épuisement. Discours, performances : on peut dire qu'expo zéro s'est autant pensée que dépensée.Était-ce avant, ou après, ou pendant la lecture de cette lettre ? Vincent Dunoyer s'est mis à danser dans ce même studio, et Janez Janša a rouvert à demi les volets, pour éclairer sa silhouette. Était-ce avant, après, ou pendant la lecture de cette lettre ? Faustin Linyekula s'est mis à parler dans l'ombre, dans cet espace « trop vide », « comme un enfant dans le noir, saisi par la peur, se rassure en chantonnant »[1] ; il s'est mis à parler des rapports entre vie et mort au coeur de l'acte de création : « la danse est célébration de la vie, mais les plus belles danses sont toujours des danses de mort », répétait-il. Et deux petites filles sont entrées dans le studio vide, et se sont mises à courir, à danser, et la voix de Faustin Linyekula les a invitées dans son discours - leur faisant une place au fil de ses variations : la phrase de Goethe sur son lit de mort, « Mehr Licht », la tirade d'Hamlet, « Give me some light », le bruit de pas des fillettes : « et heureusement qu'il y a des petites filles qui peuvent prendre cet espace, le redessiner. Elles courent et ça fait musique ». L'ombre et la lumière. L'ombre - où se font entendre des voix, et la lumière qui révèle des corps : expo zéro, en tant qu'origine (peut-être du Musée de la danse, ou peut-être d'autre chose) s'est située entre ces deux pôles.

« Parle - Mais ne sépare pas le Non du Oui Donne à ta parole aussi le sens donne-lui l'ombre. Donne-lui assez d'ombre, donne-lui autant, qu'autour de toi tu te sais partagée entre Minuit et Midi et Minuit. »[2]

Dans le hall, en prenant à gauche avant le couloir, on pouvait aussi se diriger vers la salle qui a accueilli les débats entre participants. De là bifurquer vers une petite pièce, où a été longuement discutée la question de savoir par où entrerait le public. Par l'entrée principale ? Ou par les bordures ? Et voilà justement que Boris Charmatz faisait son apparition avec un groupe de spectateurs par une « entrée clandestine » tandis que Sylvie Mokhtari parlait du Musée à croissance illimitée de Le Corbusier (projet conçu pour s'agrandir jusqu'à englober tous les objets du réel). Face à face dans cette même pièce, Sylvie Mokhtari et Nathalie Boulouch ont égrainé archives et numéros de côte : une lecture où les principes de classement rythmaient les lettres de Pierre Restany, d'Allan Kaprow, les projets scéniques d'Yves Klein. Énoncés là, dans le Musée de la danse, ces fragments, sortis pour l'occasion des Archives de la critique d'art, résonnaient comme un rappel (de l'Histoire) et un appel (à les refaire, les rejouer, les continuer). Refaire : c'est ce qu'effectuait la proposition de Vincent Dunoyer, reprenant la pièce « Primary accumulations » de Trisha Brown (dont le principe était la répétition d'une même séquence, à laquelle venaient progressivement s'ajouter de nouveaux gestes) ; au lieu de les accumuler, Vincent Dunoyer retirait ces gestes, produisant une décroissance du mouvement. Au fil des propositions se dévoilait l'idée d'un « Musée de la danse imaginaire à croissance illimitée », élargissant sans cesse ses frontières spatiales (comme lors du duplex avec le musée de Bogotá - puis les versions de Saint-Nazaire et Singapour) et temporelles - faisant participer les morts aussi bien que les vivants. Aurait-il vocation ce Musée, comme celui de Le Corbusier, à tout englober ? Ouverture. Pose du cadre. Franchissement de ses frontières.
NB : Pendant les discussions, Janez Janša a proposé que le Musée de la danse invite des chorégraphes à entrer dans ses collections. William Forsythe, Anne Teresa de Keersmaeker, Jan Fabre deviendraient ainsi des oeuvres du Musée de la danse - un peu à la manière de Piero Manzoni signant Marcel Broodthaers : « Par la présente, je certifie que j'ai signé Marcel Broodthaers de ma main et qu'il doit, à toutes fins utiles, être considéré comme une oeuvre d'art authentique ».
En continuant son chemin, on aurait pu croiser Boris Charmatz : là, dans un espace au statut indéterminé (ni studio de danse, ni pièce de travail), il parlait tout en dansant, ou dansait tout en parlant, racontait certains mouvements dansés pendant sa carrière - ceux d'Isadora Duncan, de Vaslav Nijinsky - expliquant qu'il ne voulait plus les refaire, et les refaisant, encore et encore. Ou Boris Charmatz évoquant une idée de François Chaignaud - une sculpture bondage avec des enfants - et à la manière d'un joueur de flûte d'Hamelin, entraînant hommes, femmes, enfants à s'accrocher ensemble avec ce qu'ils avaient sous la main. Faire la sculpture, ne plus bouger, garder la position, jambes et bras tordus, avec les crampes qui guettent. « On est bien là... plus que trois heures à tenir ». Instigateur d'expo zéro, Boris Charmatz mobilisait une insistance communicative - la nécessité de faire de la durée un effort, une mise en déséquilibre. Que ça insiste : il y avait là, dans toute sa tension contradictoire - aussi bien dans le soin que le heurt - la recherche d'un geste politique ; quelque chose d'une ritournelle à transmettre : « il faut continuer, je ne peux pas continuer, il faut continuer, je vais donc continuer »[3] .On pourrait continuer, je pourrais continuer - à raconter, à dérouler le fil, instant après instant, espace après espace, chercher toutes les versions disponibles. Celles que je n'ai pas vu. Celles que l'on m'a raconté. Ou qui ont été racontées pendant expo zéro : Tim Etchells, au seuil d'un espace de stockage, demandant aux spectateurs égarés d'inventer un mouvement à faire entrer dans l'espace imaginaire du Musée de la danse. Ou Anne Juren, proposant de confier un projet secret - à une personne à la fois seulement. Ou encore Vincent Dunoyer, refaisant de manière presque invisible une performance de Vito Acconci (suivre une personne dans l'espace du musée). On pourrait continuer. Mais sans doute, expo zéro ne pouvait se produire que sur fond d'une pure dépense, d'une inscription aléatoire et sans cesse vacillante. Comme l'expliquait Janez Janša au début de la semaine de réflexion : « On préserve la mort dans un musée. Comment penser la danse en termes de mort ? ». Et Faustin Linyekula d'ajouter : « Il faut qu'un geste disparaisse pour pouvoir exister. » Le paradoxe fondateur du Musée de la danse - entre l'idée d'empailler une chorégraphie, et de produire l'année sabbatique de Steve Paxton, d'exposer un kilomètre linéaire d'archives et le refus de faire un musée d'objets et d'archives muettes - se retrouvait à chaque étape, agitait chaque proposition d'expo zéro. Pour les participants : retenir, laisser circuler, bouger, se tenir immobile, inviter, évacuer, insister, jusqu'à parfois disparaître - parler et se taire. Pour les spectateurs, passer d'un espace à un autre, d'une lecture à un catalogue d'œuvres, d'une séquence dansée à son commentaire. Accepter le vide, les jeux, les invitations à participer. À inventer. À être manipulé, piégé, soigné ou bousculé. À la question posée au début par Georg Schöllhammer, « How a frame appears ? » (comment apparaît un cadre), on pourrait répondre par d'autres questions : « Est-ce qu'un paradoxe peut faire cadre ? Et est-ce un cadre qu'a fait apparaître expo zéro, ou l'ensemble des possibles que le Musée de la danse pourrait contenir ? ».

1. Gilles Deleuze et Felix Guattari, Mille Plateaux.
2. Paul Celan
3. Samuel Beckett, L'innommable.

Gilles Amalvi

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